Visite de « Chom5ky vs Chomsky »

À la mi-octobre 2023, l’équipe d’Hypercodex s’est donné rendez-vous à l’Espace ONF dans le but de participer à l’expérience de réalité virtuelle Chom5ky vs Chomsky : une curieuse conversation sur l’intelligence artificielle. Présentée pour la première fois à Montréal, cette installation interactive, née d’une collaboration entre l’Office national du film du Canada et Schnelle Bunte Bilder, propose une réflexion sur l’intelligence artificielle (IA) sous la forme d’un dialogue avec une entité virtuelle personnifiant le célèbre philosophe et linguiste américain Noam Chomsky.

Œuvre sur l’IA prenant la forme d’une IA, ce projet a la particularité d’adopter une posture critique vis-à-vis de son sujet, tout en donnant à imaginer de nouvelles possibilités en matière de création à partir des outils technologiques à notre disposition, des aspects qui résonnent avec les préoccupations de recherche et de création d’Hypercodex.

Afin de créer cette installation virtuelle, les instigateur·ices du projet ont nourri un robot conversationnel avec l’ensemble des traces numériques de Noam Chomsky – y compris ses entrevues et interventions publiques – et ont fait appel à la technologie de ChatGPT pour rendre possible le dialogue avec ce spécialiste du langage humain. Fruit d’un travail de six années, la création du dispositif a toutefois été amorcée avant que les modèles de ChatGPT soient rendus publics. Aussi, lors de son lancement, la technologie qui y était utilisée avait déjà été en partie dépassée, et l’utilisation d’outils conversationnels de l’IA connaissaient déjà un succès auprès du grand public, ce qui n’était pas le cas durant le processus de création.

Réfléchir à l’IA avec les outils de l’IA

Soulignons que le choix de la figure de Chomsky pour cette expérience immersive et collaborative sur l’IA n’en pas anodin. Il s’agit de l’intellectuel vivant le plus présent dans le monde numérique, et la documentation à son sujet est riche et abondante. Le penseur a de plus émis plusieurs réserves vis-à-vis du développement de l’IA, sujet autour duquel l’équipe de création a souhaité orienter la conversation. L’œuvre comprend en effet une dimension éditoriale, qui se traduit par une partie davantage scriptée, durant laquelle le robot Chomsky nous expose sa pensée au sujet de l’IA, avant de nous inviter à réaliser un puzzle collaboratif avec d’autres participant·es. On insiste alors sur l’une des caractéristiques de l’esprit humain qui nous distingue de la machine: la collaboration.

Lors de notre visite, nous avons formé deux groupes et nous sommes ensuite dirigé·es vers les stations de visualisation munies de casques de réalité virtuelle. Durant les premières minutes, nous avons été plongé·es individuellement dans un univers fictif en trois dimensions, recréant de façon fidèle et réaliste un paysage du désert. Mais peu à peu, des glitchs apparaissaient, laissant voir les pixels, l’envers du décor, des éléments qui mettaient en évidence ce qui, dans cette réalité si semblable au monde réel sous plusieurs aspects, relevait du factice, de l’illusion.

De la même manière, l’apparence holographique de l’entité apparue pour répondre à nos questions soulignait le décalage entre la technologie et le monde réel, entre le robot conversationnel et le véritable Chomsky. Durant la période mise à notre disposition pour converser avec lui, nous lui avons posé les différentes questions, l’interrogeant sur des sujets sérieux et banals.

Nous avons été frappé·es par le fait que parler à un robot différait grandement de la discussion avec un individu en chair et en os. Nous avons pensé que la technologie avait encore à franchir des étapes afin de rendre le dialogue plus fluide. Il nous a ainsi semblé que le Chomsky virtuel nous résistait en bonne partie : il répondait par moments de manière très laconique ou encore en étant un peu hors-sujet face à nos questions philosophiques (« Que penses-tu que l’intelligence artificielle changera dans le domaine des arts? »). Force est d’admettre qu’au fil des vingt-cinq minutes de l’expérience, nous l’avons trouvé relativement peu coopératif.

Si la conversation avec Chom5ky n’allait pas toujours de soi, le puzzle virtuel que nous avons eu à réaliser ensuite présentait lui aussi son lot de défis, à commencer par la communication nécessaire à l’élaboration d’une stratégie collective. Il nous est cependant apparu plus aisé de collaborer avec des humains qu’avec la machine. C’est d’ailleurs un des éléments que cette œuvre souhaite mettre de l’avant : l’IA ne possède pas l’empathie qui permet de résoudre un problème en groupe.     

Les fantômes de l’intelligence artificielle

Après notre visite, nous sommes resté·es dans les locaux de l’ONF afin de rencontrer deux personnes derrière la création de Chom5ky vs Chomsky : Sandra Rodriguez, créatrice du projet, et Louis-Richard Tremblay, producteur exécutif, qui sont revenu·es sur le processus de création de l’œuvre.

Leur objectif était de proposer, avec cette expérience, une conversation à trois niveaux: « à travers », « avec » et « à propos » de l’IA, où les participant·es seraient directement impliqué·es, plus actif·ves que passif·ves, non seulement par l’aspect conversationnel de l’œuvre, mais aussi par la résolution de problème.

Nous avons appris que les premières conversations relatives au projet remontaient à 2016, le début des travaux de recherche à 2018, et la première phase de développement à juillet 2019. Un prototype du projet a été présenté à Sundance en 2020 sous le titre Chomsky vs Chomsky: First Encounter. Puis une première version lancée à Berlin le 4 novembre 2022, soit un mois avant le lancement de ChatGPT. Le dispositif a par la suite été retravaillé, notamment avec l’intégration du modèle GPT 3 par la production.

L’IA a été utilisée tout au long de la création: de la génération de réponses à la reconnaissance vocale, en passant par la traduction instantanée des réponses et la synthèse de la voix du Chomsky réel. Au fil de ce processus, les réponses encodées ont évolué pour comporter, dans la version actuelle, à la fois des éléments scriptés (qui aident le déroulement de la narration), des éléments d’archives (de véritables réponses données par Noam Chomsky à des questions similaires posées par des journaliste) et des réponses générées par GPT-2, entraîné sur la base des traces numériques de la banque de données Chomsky.info. Les réponses issues de différentes sources apparaissent ainsi de manière aléatoire, et l’imprévisibilité du procédé est partie intégrante du projet.

Lorsqu’on travaille avec l’IA, le robot peut dévier de sa tâche et fournir des réponses inappropriées aux questions posées. Chom5ky aurait ainsi fait une déclaration d’amour à une personne du public et proféré des menaces à une autre. Richard Tremblay parle d’éléments « fantômes », caractéristiques des projets intégrant de l’IA. Si ces contenus ne font pas partie du matériel utilisé pour l’entraîner, ils se retrouvent de manière quasi inexpliquée dans l’œuvre.

Au final, comme l’évoque son titre, cette œuvre permet à la technologie de l’IA de se mesurer à la pensée et à l’intelligence humaines dans ce qu’elles ont de plus spécifiques. En demandant à une IA de se comporter comme un humain, à travers une conversation, on pousse la technologie à sa limite, on en montre les failles et, plus fondamentalement, on met en évidence ce qui différencie l’humain de la machine, questionnant la nature même de l’intelligence.

À un moment où il devient de plus en plus difficile de distinguer les productions humaines de celles générées par l’IA, Chom5ky vs Chomsky s’approprie l’IA sans l’idéaliser et nous encourage à cultiver ce qui fait la spécificité – du moins à ce jour – de l’intelligence des êtres humains, soit notre curiosité, notre empathie et notre capacité à réaliser en groupe des tâches en mettant à profit les forces de chacun·e.