Retour sur la table ronde « Le design éditorial à l’ère postnumérique »

Hypercodex a organisé la table ronde « Le design éditorial à l’ère postnumérique », à l’occasion de l’ouverture de l’« Exposition des livres primés – concours annuel de la Société Alcuin », présentée à la bibliothèque des arts de l’UQAM. Cet échange, qui s’est tenu le 21 novembre 2023, avait pour but de réunir les récipiendaires du concours annuel de la Société Alcuin pour l’excellence de la conception graphique du livre au Canada afin de discuter de leur pratique et de leur processus de création.

Étaient réuni·es autour de la table Zoé Brunelli, graphiste derrière le livre Il était une fois un mot; Lucia Gargiulo, de l’équipe éditoriale de Drawn & Quarterly – maison doublement primée cette année pour les bandes dessinées Ducks, de Kate Beaton, et Time Zone J, de Julie Doucet –; China Marsot-Wood et Céline Huyghebaert, pour nous nous emmêlerons. Cette dernière était aussi présente pour de tous nos corps, aux côtés d’Andes A. Beaulé, du Studio Gabarit, qui en signait la conception graphique. Judith Poirier animait la discussion.

Autoédition versus édition traditionnelle

Après le mot de bienvenue de Frédéric Giuliano, de la direction du Service des bibliothèques de l’UQAM, Judith présente le projet Hypercodex, le concours Alcuin, puis les invité·es et les œuvres retenues pour cet unique concours national de conception de livres, dont les gagnant·es sont nominés au prestigieux concours des plus beaux livres du monde à Leipzig, en Allemagne. Mélissa Pilon, professeure invitée, qui a assuré le visuel et le montage de l’exposition en collaboration avec les étudiant·es David Diaz, Félix Richer-Beaulieu et Camille Bichet, explique l’exercice qu’elle a fait faire à ses étudiant·es autour des livres primés. Iels sont d’ailleurs nombreux·ses à être présent·es dans la salle, qui est bien remplie – et interviennent tout au long de la discussion. 

Judith pose la question de ce qui distingue, de l’avis des invité·es, édition traditionnelle et autoédition. On évoque la liberté et l’indépendance dans la création que permet cette dernière, notamment du point de vue des délais, souvent très serrés en édition traditionnelle, où on travaille avec des dates fixées à l’avance avec les imprimeurs et les diffuseurs. Selon Andes A. Beaulé, on est moins dans une quête de validation extérieure – par exemple celle d’un·e éditeur·ice – quand il s’agit d’un projet solo ou créé en collaboration avec d’autres artistes. La liberté et la prise de risques peuvent donc être plus grands. Il y a aussi une plus grande latitude pour explorer divers papiers et matériaux

Céline Huyghebaert affirme qu’il y a néanmoins un certain paradoxe actuellement, puisque l’autoédition et les pratiques plus artisanales sont valorisées par le milieu – on le voit à travers les titres retenus par le jury du concours Alcuin –, sans bénéficier des mêmes opportunités de financement. Les artistes doivent passer beaucoup de temps à trouver des moyens de financer leurs projets, notamment par la prévente et le sociofinancement, très chronophages. Zoé Brunelli mentionne, parmi les contraintes financières, le coût du papier, en particulier celui des papiers recyclés, qui est beaucoup plus élevé.

Chez Drawn & Quarterly, une petite maison fondée en 1990, la question de la matérialité du livre se pose différemment qu’ailleurs dans le champ éditorial, puisqu’on y publie avant tout de la bande dessinée. Le travail s’y fait en étroite collaboration avec des artistes (bédéistes, artistes visuels), pour qui le design est de première importance. Le livre y est ainsi traité comme un objet d’art, et le format de chaque livre est choisi de manière à être cohérent avec le projet de l’artiste, en respect avec le concept original. La philosophie de la maison, qui peut se permettre des techniques de finition telles que le gaufrage ou le pli français, est d’aller vers l’unicité et la singularité de l’objet. Les standards d’impression et des coûts, tant en Asie qu’au Canada, sont aussi des facteurs qui influencent leurs décisions en termes de design et de fabrication. Lucia insiste sur le fait que, depuis quelques années, les usines doivent présenter des rapports sur leur fonctionnement, notamment du point de vue écologique et social, ce qui contribue à créer de nouveaux standards qui participent de la modernisation des moyens de production.

Pour Céline, le lien entre auteur·ice et designer primordial. Le livre se pose comme base d’un dialogue artistique qui permet de faire émerger une forme, un concept original. L’œuvre naît ainsi de la collaboration, qui la nourrit et la compose, une cocréation qui inclue toute personne ayant participé au processus. Elle donne pour exemple le choix de l’encre non-toxique utilisée pour de tous nos corps, en respect pour les gens atteints de cancer ayant pris part au projet. De même, le papier carbone, procédé utilisé par Huyghebaert dans différentes œuvres qui a séduit le jury du concours Alcuin, contribue à créer un écho avec les thèmes de la disparition et de la mémoire. Comme le rappelle l’artiste, ce matériau aujourd’hui désuet, lui-même en proie à l’effacement, laisse une empreinte qui renvoie à l’impermanence.

Dans l’autre projet de Céline retenu par le concours, nous nous emmêlerons, le choix d’un élastique en guise de reliure renvoie au caractère d’inachèvement, au travail en cours, à l’œuvre en train de se faire. Les onze artistes qui ont participé à l’ouvrage étaient en résidence dans un même lieu, et s’inspiraient les un·es des autres dans leur travail. La prise de décision était plus complexe dans ce contexte, mais les choix ont néanmoins été faits en commun. Pour la création de l’objet, Céline et Camille partageaient leurs idées, et China les matérialisaient dans l’objet, à travers la mise en page, la disposition du texte dans l’espace.

Enjeux typographiques

À la question d’un étudiant, « Comment choisit-on une police de caractères et pourquoi? », Zoé répond à partir de son expérience de création, qui a nécessité d’innombrables heures de recherche typographique. La pratique habituelle de Zoé est davantage liée au livre d’artiste et au catalogue d’exposition, où la typographie est plus minimale. En jeunesse, le choix de police est habituellement fait en fonction de la lisibilité. Mais en investissant la typographie de manière plus expressive pour Il était une fois un mot et en lui accordant une place centrale, elle en est venue à concevoir des illustrations typographiques qui confèrent son unicité à ce livre. Un défi de création important était de concevoir un livre pour enfants sans images, remettant en question les pratiques usuelles, en plus d’aborder l’étymologie et la poésie autrement.

En bande dessinée, un des défis rencontrés, nous expose Lucia, est la création de polices de caractères calligraphiques. Comme le texte est très souvent écrit à la main par les auteur·ices, il faut créer des polices à partir de l’écriture manuscrite des artistes dans le cas des traductions de titres en langue étrangère. Andes explique que, pour le livre de tous nos corps, elles ont, par le biais du collage, conservé la calligraphie des textes écrits à la main afin de refléter la personnalité des participant·es de l’atelier.

En guise de réponse à une question venue du public, à savoir, « Quand sait-on qu’on a trouvé la bonne police de caractères? », China avance que rien n’est jamais coulé dans le béton et que parfois, on fait des choix, mais qu’on trouve mieux ensuite, ce qui amène à modifier les éléments d’un projet en cours de route. Zoé raconte pour sa part avoir cherché la bonne police durant près d’un an et demie, un processus qui a constitué une véritable enquête, et parle au sujet de sa trouvaille de l’« amour de sa vie » : Self Modern de la fonderie Bretagne. Andes évoque à son tour son projet de maîtrise, pour lequel iel a utilisé un Baskerville appelé « Baskervolle », une police libre de droits sur laquelle il y a eu des ajouts de glyphes inclusifs. Lucia insiste quant à elle sur le processus de création lui-même, qui implique de multiplier les différents essais.

Judith relance la discussion autour du rôle de l’image dans les publications retenues pour le concours et de son lien avec le texte. Céline souligne l’importance de l’image dans le rythme de lecture, son ralentissement. Andes partage qu’iel a justement appris récemment un nouveau mot en lien avec le rôle de l’image : « libérature », qui renvoie au travail matériel du livre, en particulier celui des images, au lien texte-image et à ce qui se passe entre les deux dans l’imaginaire de la personne lectrice[1].  

Des frontières à redéfinir

Judith, qui a demandé à ChatGPT de faire la liste des étapes de la production d’un livre, partage celle-ci avec les invité·es et leur demande quelle est leur perception de la marche à suivre proposée par l’intelligence artificielle.

Andes trouve la réponse de ChatGPT très rationnelle, et souligne que faire des livres « est souvent un processus irrationnel », puisque le travail sur la matérialité se fait « beaucoup dans le senti ». « Même dans l’édition à plus grand tirage, il y a quelque chose de très intuitif et d’organique. », ajoute Lucia. Céline parle d’une idéalisation de la répartition des tâches designer-auteur dans la proposition de ChatGPT, alors que le travail n’est pas aussi bien découpé dans la réalité.

Judith se demande si, justement le design n’est pas plus collaboratif à l’ère postnumérique, avec la communication facilitée et les différents outils de création plus accessibles. Les rôles et fonctions de chacun·es sont-ils moins fixes, plus mouvants? Andes abonde en ce sens et parle d’un « tout collaboratif ».

Du point de vue de la diffusion des œuvres, il y a aussi actuellement une redéfinition des frontières entre le milieu du livre commercial et les pratiques auparavant perçues comme « underground », remarquent les participant·es de la table ronde. Alors que les circuits de diffusions étaient auparavant plus restreints, et que l’autopromotion, les lancements et autres événements ciblés représentaient l’essentiel des possibilités, on assiste à ce que Céline nomme un véritable « changement de culture » qui amène les pratiques plus underground de la marge au centre[2]. Par exemple, au plus récent Salon du livre de Montréal, c’était la première fois que les artisan·es de l’autoédition et du zine étaient invité·es aux côtés des éditeur·ices plus traditionnel·les. Des pratiques qui appartenaient jusqu’à récemment à des espaces bien distincts se voient ainsi réunies dans un seul et même espace. On remarque aussi qu’il y a de moins en moins une coupure franche entre l’édition alternative et l’édition plus commerciale, avec des artistes qui font l’un et l’autre. Si les espaces de diffusion se multiplient, l’enjeu de la perte de l’objet physique livre se fait moins sentir qu’il y a quelques années et semble moins d’actualité.

Résister à la pression

Un étudiant soulève la question du rapport au temps, qui semble plus rapide dans l’ère postnumérique : « Face à cette accélération, comment trouve-t-on, prend-on le temps de faire des livres? » Céline est catégorique : « On résiste à la pression! », celle de la vitesse à tout prix – même du point de vue des subventionnaires – celle du marché, également. Elle évoque le choix qu’elle a fait de s’offrir le luxe d’attendre quand elle le peut, de se donner davantage de latitude, de revoir le processus afin de lui donner une vraie temporalité humaine. Pour Lucia, le rythme lent est imposé par le médium avec lequel elle travaille : « la bd, c’est très laborieux. Il faut prendre le temps pour chaque page, pour chaque livre. » De plus, rappelle Zoé, les maisons plus établies possèdent une expérience qui leur permet de planifier le temps nécessaire à la création et à la fabrication d’un livre. Envisager cette temporalité représente un savoir-faire en soi : il faut réserver du temps de presse, prévoir les délais de chacune des étapes de la production, de la commercialisation, de la promotion, etc.

Les échanges avec le public mettent en évidence qu’il y a une tendance similaire au ralentissement dans plusieurs maisons québécoise, une attention portée à la qualité plutôt qu’à la quantité. Dans un contexte de saturation du marché, des éditeur·ices font le choix de faire paraître moins de titres par année, mais de leur consacrer plus de temps et de soin, tant du point de vue du texte que de la matérialité du livre, pour que les ouvrages se démarquent davantage.

En attendant que la technologie soit en mesure de faire des choix artistiques et éditoriaux à notre place, cette table ronde a mis en lumière la nécessité d’accorder au processus créatif le temps long du tâtonnement, de l’échange et de la collaboration. Car créer un livre et innover en matière de design fait encore à ce jour appel à cet indescriptible mélange d’instinct, de savoir-faire et d’expérience, de même qu’à l’exigence, pour les artistes, les professionnels du livre et de l’édition, de remettre leur ouvrage sur le métier 100 fois – voire 1000 fois? –, comme le veut l’adage.


[1] « La libérature est une littérature dans laquelle la forme matérielle est considérée comme une partie importante de l’ensemble et essentielle à la compréhension de l’œuvre. » (Wikipédia)

[2] Pour reprendre le beau titre de Bell Hooks.