En production / Mémoires photophobes : La matérialité évanescente pour évoquer le souvenir insaisissable

Photophobes, un projet éditorial sur la mouvance perpétuelle, l'aléatoire programmé et l'hybridité
Mémoires photophobes, un projet éditorial sur la mouvance perpétuelle, l’aléatoire programmé et l’hybridité

« Rien n’est plus vivant que le passé, le présent ne cesse de réorganiser ce qui l’alimente. » T.S. Eliot

Ce livre, en cours de production, cherche à matérialiser la mouvance perpétuelle et la nature fugitive, malléable de la mémoire, à travers un contenu photographique qui se crée et s’efface à la lumière. Il est photophobe, c’est-à-dire que le contenu des pages s’étiole au contact prolongé de la lumière, matérialisant non seulement l’impermanence des souvenirs, mais aussi la manière dont notre mémoire peut les altérer avec le temps. Dans ce livre de photogrammes volatiles, des images du passé sont arrangées dans une intertextualité qui stimule l’association d’idées et forme une narration ouverte. Les pages noires, quant à elles, présentent des photos qui s’animent en réalité augmentée lorsqu’on les scanne avec un téléphone intelligent. Extrapolées par l’intelligence artificielle, ces images animées proposent une lecture alternative du souvenir, en y ajoutant des éléments variables, dont la mutation continue permet de dégager une impression générale, mais floue de ce dernier.  « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir », écrit René Char, cité par Patrick Modiano dans son œuvre Livret de famille. En juxtaposant des images réelles et modifiées, ce projet explore graphiquement la question de la fiabilité de notre mémoire ? et la manière dont notre esprit peut créer des histoires pour combler les lacunes.

Les images, des photos personnelles, sont rendues floues par la technique de tirage artisanal et entièrement biodégradable (papier recyclable, sans acide, impression par exposition solaire sans aucune chimie). Ces photographies intimes, légèrement déformées par le manque d’adhésion de la matrice positive au papier gondolé par la chaleur du soleil, visent à produire une appropriation de ces évocations nostalgiques par le spectateur, dit effet Barnum (ou Forer). Par ce phénomène psychologique, des individus sont induits à accepter des descriptions vagues et génériques comme les concernant spécifiquement, créant ainsi l’illusion d’une précision personnelle, même lorsque ces descriptions pourraient s’appliquer à un large groupe. Cet effet explique pourquoi tant de personnes peuvent se reconnaître dans les horoscopes, les lectures de tarot, ou les profils de comportement qui sont, en réalité, assez flous et généraux. Appliqué aux images avec un potentiel nostalgique, L’effet Barnum repose sur la capacité de ces images à mobiliser des sentiments universels et à permettre une projection sensible des spectateurs, qui interprètent ces images à travers le prisme de leurs propres expériences et émotions. Le lecteur se perd dans une chambre d’écho entre souvenirs intimes et évocations universelles.

“la tactilité est une expérience à la fois physique et mentale, d’une nature intrinsèquement ambiguë”. Mémoires photophobes traduit cette idée de Freek Lomme, en une narration visuelle décousue, à la matérialité évanescente et à l’interprétation malléable. Les souvenirs deviennent littéralement des traces, celles de l’absence et de la présence de l’image qui continue à évoluer matériellement, le contraste diminuant de manière continue et d’autant plus à chaque nouvelle lecture qui l’expose à la lumière. Ouvrir ce livre pour rafraîchir un souvenir, c’est en perdre un peu à chaque fois, le consommer comme matière tangible et finie.

Amandine Alessandra / Concept, design, photographie, prototypage, impression

David Diaz Mendez / Design graphique, impression, production, prototypage, réalité augmentée

Samuel Chevalier / Réalité augmentée


Références :

Eliot, T. S. (1978). The waste land and other poems. Faber and Faber.

Modiano, P. (n.d.). Romans. Gallimard.

Forer, B. R. (n.d.). The fallacy of personal validation: a classroom demonstration of gullibility. Journal of Abnormal and Social Psychology, 44(1), 118–123. https://doi.org/10.1037/h0059240

 Lomme, F. (2018). Can you feel it? : effectuating tactility and print in the contemporary. Onomatopee.